Bon ! Pour comprendre de quoi on va parler, on va devoir mettre un peu de contexte. Nous sommes le 26 décembre 1860, le Sheffield FC affronte pour le tout premier match interclub le Hallam FC.
Les deux clubs sont de la même ville et déjà, une rivalité s’installe. Ce football qui se jouait à l’époque à 16 contre 16 attire les curieux. Des amis, des collègues, des femmes de joueurs et des enfants de la ville se rassemblent autour d’un terrain froid bercé d’une l’ambiance mi compétitive mi gentleman. C’est quand même le criquet qui est le sport national à l’époque.
Le bouche à oreilles et des affiches ont permis de vendre les billets, et à la fin du temps règlementaire, les deux équipes se mêlent à la foule pour profiter de ce lendemain de Noël synonyme de repos familial.
Pour la première fois, dans cette ville du nord de l’Angleterre, le foot est roi.
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Près d’un siècle et demi plus tard, le 8 décembre 2018, lors d’une finale de MLS au Mercedes Benz Arena, l’Atlanta United affronte les Timbers de Portland.
Les spectateurs ont été attirés par plusieurs campagnes sur les médias sociaux et sur les chaînes de télévision. D’énormes spots publicitaires dans les villes ont vendu l’évènement. Des mails, des communications sur plusieurs plateformes évènementielles, des partenariats avec des lignes aériennes qui offraient des packages vol/hôtel/billets, et du retargeting ont rempli les sièges du stade. Certains spectateurs ont même des accès VIP et profitent des différents services du stade (restaurants, salons VIP ou early access).
Une fois sur place, une particularité à mettre en exergue : le wifi est disponible dans tous les recoins du stade…
Tu devines que c’est de sorte que tous les spectateurs puissent partager au maximum l’évènement. Des spectacles et activations d’avant-match, de mi-temps et d’après-match ont même été pensés d’avance afin d’imprégner profondément l’événement dans leurs souvenirs (et leurs appareils…).
Bref, on se rend rapidement compte qu’en 158 ans, l’offre et l’expérience ont pas mal changé…
Mais comment en sommes-nous arrivés là ?
On parle d’un effet qui est passé d’association ou d’amicale, à professionnalisation, puis maintenant, à gestion d’entreprise (pour certains clubs, même internationale). Dans ce monde, d’ailleurs, on ne parle pas de sport, mais d’industrie… une industrie qui a un nom bien défini : le sportainment ou « comment promouvoir un sport tout en étant rentable ».
Mais ce sport divertissement, incarné à merveille par le spécimen Atlanta United, est-il est garant de gros revenus ?
Et bien, ce n’est pas si simple… Comme dirait le dicton : « Chose qui plaît est à demi vendue. »
Une conversation avec Jimmy James-Bergeron, directeur marketing, numérique et fan engagement de l’Impact de Montréal nous permet de voir à peu près où on s’en va.
« On cherche à comprendre nos supporters, pour leur offrir une expérience hors du commun. »
Jimmy James-Bergeron, directeur marketing, numérique et engagement des supporters
Jimmy nous raconte qu’il a visité plusieurs stades dans le monde, qu’il y a analysé toutes sortes de tendances, toutes sortes marques, pour au final, s’assurer de respecter les supporters du club et leur présenter un produit attrayant. « Le plus important pour nous, c’est de s’assurer que l’expérience dans le stade soit le summum de l’expérience d’un supporter, quelle que soit sa provenance ou son affinité avec le club », nous précise-t-il.
Car soyons clairs, le sport répond aux mêmes impératifs que toute industrie. Et pour ça il faut comprendre un principe assez simple : le coût d’acquisition client versus la fidélisation.
Comparons nos deux matchs de 1860 et 2018.
Avant, on mettait des affiches dans les rues. Des vendeurs se déplaçaient dans les commerces et les pubs pour vendre leurs billets. Ce n’était qu’à la fin de l’évènement qu’il était possible d’en mesurer la rentabilité et de connaître l’efficience des canaux de vente.
Aujourd’hui, aller chercher de nouveaux marchés est complexe et souvent synonyme de risque. Principalement parce qu’on investit dans des canaux de communication dont on ne peut pas forcément mesurer la rentabilité directe.
Activations sur les médias sociaux, affiches dans les métros et autres campagnes à la télévision permettent de faire savoir que ton club va jouer une rencontre importante. Cependant, ça coûte très cher de produire ce genre de contenu et de le promouvoir.
Quand tu achètes un billet pour aller voir jouer ton équipe, tu ne penses spontanément qu’à la valeur de ton expérience. Cependant, un club, pour calculer la rentabilité, se doit de soustraire les coûts de fonctionnement interne (stade, joueurs, employés, CRM, CMS – bref, les coûts fixes), puis les coûts variables :
- la production de contenu (boîte de production, réalisation, ressources, etc.);
- les coûts de promotion (annonceurs, journaux, télévision, etc.);
- divers événements promotionnels;
Ces coûts variables de production et de diffusion de matériel promotionnel correspondent à, grosso modo, entre 20 et 50% du prix du billet, selon l’événement (et la gestion du club évidemment)…
Et là, on rentre dans un truc qu’on aime bien, nous, les fans de soccer. Nous, on dit
« supporter », mais dans une entreprise on dit « fidéliser ». Car oui, un siège occupé par un fidèle coûte moins cher qu’un siège occupé par un néophyte. Tout bien considéré, le profit réalisé sur le billet d’un spectateur irrégulier peut s’élever à 5 $, à peine…
Donc au lieu de passer par tous les canaux de promotion (et les coûts variables), le club préfère développer toutes sortes de solutions numériques qui permettent de simplifier la communication et d’investir massivement dans d’autres expériences assez sympathiques pour les supporters.
Campagnes de courriels, notifications sur des applications et rabais ciblés permettent de cultiver chez le partisan un meilleur sentiment d’appartenance au club.
Puis le but de ce genre de pratique est assez simple, te connaitre et avoir des informations sur toi pour pouvoir mieux te parler. Si le club t’écoute en tant que supporter, tu vas t’attacher à lui. Et les clubs investissent massivement pour t’écouter toi, supporter.
En gros, la morale que tu dois comprendre, c’est qu’un supporter coûte cher à l’acquisition, mais pas grande chose à la fidélisation.
Toujours pas convaincu ?
Dans la catégorie transfert, on connaît le cas Neymar qui, pour une importante somme d’argent, a quitté les terres barcelonaises pour rejoindre l’équipe de la capitale française dont les ambitions en Ligue des champions ne sont un secret pour personne.
Cependant, quelques mois plus tard et plus discrètement, le FC Barcelone se fait piquer encore une fois par le PSG… son directeur numérique, Russell Stopford.
Et là ça fait mal, car le garçon est très talentueux. Pour te donner un exemple, il a diffusé gratuitement en ligne un classico Real Madrid – Barcelone (pour les deux du fond qui ne se déplacent jamais) de sorte à avoir leurs profils et la possibilité de les re-targeter à moindre coût durant la saison.
Aujourd’hui, chacune des grosses écuries footballistiques investit massivement dans des solutions numériques et trouver la bonne personne à ce poste est devenu une préoccupation clé des clubs.
À l’inverse, on peut citer l’exemple de Manchester United, qui se perd dans la commercialisation. Un club qui pense son club comme une entreprise et ses supporters comme des clients… Il s’égare petit à petit autant dans sa marque que sportivement. Leurs stratégies étant bien ficelées pour le numérique et l’internationalisation (application, streaming, horaires pour la Chine, etc.), Manchester United perd ce qui fait du club sa renommée : ses supporters originels, ses valeurs fondatrices et surtout ses cadres institutionnels.
D’où l’importance de trouver un juste milieu entre le numérique, les supporters et l’expérience en stade.
Donc, la prochaine fois que tu achètes un billet pour aller voir un match dans un stade, prends quelques minutes pour réfléchir à ce que tu achètes vraiment avec ton billet. Si c’est juste pour une marque qui vise à te faire dépenser ton cash, réfléchis-y à deux fois.